Il y a aussi la rose
En cette période mortifère , il y a aussi le printemps ! Pour nous remonter le moral je vous propose une méditation sur la rose avec un très beau texte de Luce Irigaray.
« Il y a aussi, et encore, la rose. Puisqu’il faut bien tenter de demeurer un peu sur terre, sous le soleil, de s’épanouir et vibrer dans l’air, durer en obéissant au rythme des saisons. Efflorescence qui, mystérieusement, rappelle quelque chose du sang et de l’ange. Recommençant sans cesse, sans pourquoi, parce qu’il faut fleurir, ainsi le commande son cycle, et sans souci d’elle-même, ni désir d’être vue .Pur apparaître…
Il y a la rose, avant et après l’efflorescence. S’ouvrant toujours pour une première et dernière fois. Et, pourtant, le recueillement de ses pétales sait, par sa disposition toutes les roses antérieures et celles futures, mais sans double, ni mime. Quand elle s’entr’ouvre, elle connaît déjà l’ effeuillement, le repli, le recueillement. Non de sa fermeture, mais de son recouvrement. Ses pétales, sauf celles qui entourent ou enveloppent le coeur, celles de l’extrême bouche, reposent envers contre endroit (ou le contraire selon l’abord), dedans contre dehors, intérieur protégeant l’extérieur. Rassemblant ce qui a déjà eu lieu, les lèvres déjà ouvertes, offertes qui, en elle, se garderaient de la dispersion- celle du fils éloignant ses multiples jouets où, à chaque fois, sa mère, sa femme- mère, entières ou en lambeaux. Mémoire qui ne va pas sans deuil s’abriter aussi d’un dehors qui déborde le dedans pour lui faire toit, maison, revêtement, apparences. Ce qui peut tromper, induire en erreur et en errance sur ce qui va à l’extrême bouche, ou au coeur, ou à la source. La rose en soi – si cela peut encore se dire – serait imperceptiblement voilée, artificielle pour qui ainsi le veut ou la pense, de reposer dans ou autour d’un recueillement invisible : son plus secret calice ne se montre jamais, il se tient sous tous pétales déjà rassemblés. Quand ils offriront, dans une splendeur impudique, leur complète ouverture, le lieu où elle se retouchait elle-même, lèvres à lèvres, aura disparu. Vous ne le verrez jamais. Vous ne le verrez jamais dans ce qu’elle est ou a de plus intime. Peut-être est-il, est-elle parfois perceptible à ceux qui demeurent près d’elle, respirant l’espace qui l’entoure, qu’elle crée de cette caresse ou elle subsiste sans refus ? Dans un don qui se dispense à travers l’air sans jamais y apparaître comme tel et sans que quiconque puisse la prendre en main. Sauf à la perdre.
Le coeur de la rose s’ouvre sans projet qui commande cette ouverture. Au coeur de la fleur, il n’y a rien – que le coeur. Il s’ouvre sans raison. Aucune téléologie ne commande l’éclosion des pétales. Elle ne sert à rien. Sinon au regard ? Quel regard ? Elle nous regarde d’où elle ne se représente pas. Regard encore vierge de toute présence fabriquée et reproductible. En un certain sens, elle est invisible et, pourtant, tellement plus visible que tout ce qui se représente. Elle n’est ni objet ni chose. Elle ne peut se parler en mots, même si un vocable la désigne dans la langue. Elle n’a pas de double. Elle se donne toujours pour la première et unique fois. Attire le regard dans sa contemplation. L’arrête – sans pourquoi. Il s’ouvre – sans raison. Baignée dans son efflorescence.
Mouvement sans forces. Traits déterminés sans la rigidité de l’application d’une énergie. Pétales à sans contours fermes. Finitude in – fini. Illimitée. Splendeur de l’imperfection. »
Luce Irigaray, La Croyance Même